Oublier.

Oublier l'amour qui coule dans les veines telle une rivière éternelle ruisselant depuis la nuit des temps. Oublier la chaleur de son corps, dans le froid de la nuit, et la tendresse de ses caresses au lever de l'aube. Oublier la promesse d'une éternité de bonheur et d'un avenir partagé, main dans la main.

La douleur obsède. Le désir ronge. Mais la foi, inébranlable, persiste: c'est intenable.

Alors, il fait ses bagages. Sur un coup de tête, il s'inscrit à ce voyage humanitaire au Malawi, convaincu que cette nouvelle proximité avec ceux qu'il s'était engagé de défendre parviendrai à lui rendre cette étincelle qu'il se lamentait pas plus tard que la veille d'avoir perdue.

C'est décidé, je pars. Ça ne sert à rien de tergiverser plus longtemps, c'est évident qu'on n'a plus rien à se dire. Oui, je sais. « On peut essayer de réparer ça. » Et je sais que tu y crois: tu es optimiste. J'ai toujours aimé ça chez toi. Le soucis, c'est que moi, je n'arrive plus à y croire.

Tu sembles décidé ...

Tu me connais, depuis le temps. J'aimerais savoir changer d'avis. Hélas ...

Des silences si pesants qu'ils en deviennent plus lourds que les promesses du passé. Un adieu arraché entre deux larmes timidement versées au coin des yeux. Je t'aime, mon ange. Plus que tu ne le crois. Je reviendrai vite, je te le promets. Ne pleure pas, mon coeur: papa reviendra vite te voir.

Dans l'avion, son regard le perd distraitement dans des réflexions qu'il aurait préféré taire à coups de Xanax. Il se souvient de la première rencontre, lorsqu'il était encore promis à Leslie. Il se demande parfois ce qu'elle est devenue, avec le temps. Il se demande si elle a trouvé la force de le pardonner. Lui même, parfois, se demande s'il parviendra un jour réellement à se pardonner.

C'est fini entre nous. Ça ne peut plus continuer.

Pourquoi ?

Parce que. C'est comme ça. Je suis désolé.

Elle l'avait mal pris, Leslie. Elle l'avait d'autant plus mal pris en apprenant quelques mois plus tard que Nicholas avait emménagé avec sa nouvelle compagne – et que cette nouvelle compagne était en vérité un compagnon. Je ne comprends pas. T'es le premier à dire que t'as rien contre les gays, mais que tu ne comprends pas. Et maintenant ... ? Lui même n'a jamais trop compris cette fournaise qui s'est embrasée en lui lorsque le regard de son ex s'est posé sur lui pour la première fois. Comme une décharge électrique. Il n'avait jamais ressenti chose pareille avant. Il ne l'a jamais ressenti depuis. Longtemps avait-il cherché à nier cette évidence qu'il lui a bien fini par accepter: il n'était pas homo, mais il était pédé pour Jake. Il a eu du mal à s'y faire, au début. Du mal, également, à l'assumer publiquement. Puis il y a eu le mariage. Six années de bonheur. Trois années perdues à se chercher sans se rendre compte qu'on ne se cherchait plus au même endroit. Un rift qui grandit, peu à peu, comme une crevasse dans une plaque tectonique ébranlée. Certes, il y avait eu la naissance de la gamine. Un soleil dont il convoitait jalousement les rayons en étant parfaitement conscient qu'ils ne lui appartiendraient jamais réellement.

Tu es sûr que ça ne te dérange pas ?

Tout ce qui m'importe, c'est que tu sois heureux, tu sais. Si tu veux un enfant ... Alors on va te faire un enfant.

Mais tu parviendras quand même à l'aimer, même si ce n'est pas le tien ?

Ce sera le mien, comme tu es le seul pour moi.

Ce jour là, il ne se doutait pas que le mien deviendrait la mienne, ni que le seul pour moi se retrouverait seul par sa faute. Mais elle est bel et bien devenue sienne, et si elle ne lui appartiendra jamais réellement, elle lui appartiendra toujours plus que quiconque: car « Nicky » ne peut pas engendrer d'enfants. Celle qu'il a adoptée est donc la chose qui s'en rapproche le plus.

Elle va faire comment, sans toi ?

Je ne sais pas, mais je ne peux plus rester ici. Il faut que je parte. Je ne m'attends pas à ce que tu me comprennes mais j'espère que tu l'accepteras.

Je l'accepte, mais ça ne m'enchante pas.

S'il y avait une autre solution, crois-moi que je l'aurais choisie.

Le petit Nicky a toujours eu ce même problème. Idéaliste et rêveur, mordu par la folie des grandeurs, il en attend toujours trop et se retrouve en conséquence bien trop vite déçu. Il pensait pouvoir sauver le monde. Au lieu de cela, il se retrouve noyé sous la paperasse. Il croyait pouvoir aider Jake à suivre le droit chemin. Au lieu de cela, Jake lui a filé entre les doigts. Il estimait pouvoir être un père exemplaire, tout au moins. Le voilà qui déserte à la première difficulté.

Mais vivre un mensonge, ce n'est pas vivre, et Nicky ne sait pas compromettre. Pour lui, ça a toujours été tout, ou rien. Le bonheur, à l'infini. Ou le désespoir. Sa vie ne le rendait plus heureux. Il le sait, maintenant. Alors il a dû s'enfuir.

Il a fui jusqu'à ce continent étranger où il n'avait jusqu'alors jamais mis les pieds. Il a appris quelques mots de Chichewa, il a lu des livres aux enfants malades et il a contribué à la construction d'une école par la force de ses mains nues.

Tu es si dévoué à la cause que ça en devient presque émouvant.

Merci.

Des regards qui croient se trouver dans la nuit. Une paire de seins couvée sous des caresses aimantes. Des râles d'impatience et des soupirs d'euphorie. La camaraderie trouvée sous les draps d'un lit.

Salut, mon beau, tu as  bien dormi ?

Des lèvres chaudes qui se posent sur son front glacial tandis qu'il se perd distraitement dans ses songes.

Ça ne va pas ?

Écoute, Julie ... Hier soir c'était chouette, mais je ne suis pas venu ici pour ça.

Ses yeux se perdent sur le sable omniprésent.

Je suis venu pour aider. J'espère que tu comprendras.

Évidemment, elle ne comprend pas. Elle n'est pas la seule. Elles défilent sous ses draps, désireuses de renaître sous la passion enflammée du beau missionnaire au coeur en or. Elles ignorent tout de l'or, ces demoiselles: chaud en apparence, au toucher, il se révèle plus glacial encore qu'un bloc de béton marbré. Nicky ne peut pas propager la chaleur car il ne sait pas satisfaire les gens. Il ne sait qu'appliquer ses principes au monde, et espérer que celui-ci reconnaîtra le mérite de ses idées. Jake a su voir en lui suffisamment de potentiel pour chercher avec insistance à le sortir de sa carapace. C'est à l'usure qu'il l'a eu. Ça, Nicky ne l'oubliera jamais.

Tu sais, je pense que si tu t'ouvrais un peu plus au monde, tu en serais un homme meilleur.

Tu crois ?

Je le sais. Si tu m'autorises, je peux même te le montrer.

Ces neuf années avaient été une belle distraction mais au final elles ne se sont pas révélées être grand chose davantage. Certes, l'amour existe encore, mais pour Nicky, l'amour ne suffit pas. C'est une notion trop arbitraire pour réellement avoir de valeur aux yeux de son esprit pragmatique. Il n'y a que le bien ou le mal, et l'amour n'a pas de place sur ce spectre bien trop étroit.

Une voiture va venir te récupérer demain, à l'aube. On te met dans le premier avion pour New York.

Mais ...

Pas de mais qui tienne, Nicholas. T'as fait du super boulot, mais maintenant, t'es bien trop malade. Tu ne peux pas rester ici.

Son voyage s'écourte malgré ses protestations. Le paludisme. On le met en quarantaine, le temps de voir si le traitement prend. Finalement, il peut regagner le monde des hommes. Guéri, il lui reste deux mois à se tourner les pouces à New York. Il pourrait annoncer son retour, à la famille et à Jake, mais il retarde l'échéance. Il pourrait retourner travailler, mais il prolonge son arrêt maladie. 

Maintenant, il est enfin prêt.

Cela fait deux semaines qu'il a repris le travail. Le voyage humanitaire devait prendre fin ces derniers jours. Enfin, il prend son courage à deux mains pour remettre les deux pieds dans le plat cassé de son ancienne vie.

Toc, toc, toc.

Le regard embrumé par l'appréhension et la tristesse. La gorge nouée par l'émotion et l'amour. La peur de les revoir et de tout regretter, pour la première fois en douze mois. La joie, également, de retrouver sa famille.

Et la porte s'ouvre.