Les voitures défilent rapidement en dessous de moi. Je les observe, silencieusement. Je les vois déambuler une par une, insouciantes des affaires qui se déroulent au dessus d'elles, bien trop occupées à conduire droit pour éviter des accidents. Cette position, je l'ai adoptée souvent, au cours des cinq dernières années. Je ne sais même plus à combien d'accidents j'ai pu être témoin, perché du haut de mon immeuble, tant ils sont fréquents dans ce quartier. Étrangement, je me sens paisible. Je pense que je suis incapable de ressentir autre chose qu'une certaine lassitude, en fait. Mes membres sont engourdis, mon cerveau s'est ralenti, mon regard s'est fixé sur la vitre et je me rends compte qu'il n'y a pas quarante deux milles solutions à mon problème bien particulier. Je viens d'avoir mon agent au téléphone. Pour ceux qui ne le connaissent pas encore, je parle de Mike Murray ; vous savez, cet homme au sourire éclatant, toujours vêtu de gris, portant une chemise d'un ton de vert différent à chaque fois que l'on se voit. Oui, l'homme qui passe dans le hall de mon immeuble au moins deux fois par semaine. Cela fait neuf ans qu'il s'occupe de gérer ma carrière. Je viens de l'avoir au téléphone, donc, et il vient de me donner un retour sur les ventes de "Lost in Languish". Cela m'a momentanément donné envie de pleurer tant le retour était déplorable.

Il faut dire que ceux qui cherchent à me saboter depuis un moment maintenant ont bien réussi leur coup : ce n'est pas tous les jours qu'un auteur voit l'intégralité de son oeuvre se faire diffuser sur internet sans pouvoir en arrêter la distribution gratuite et, logiquement, illégale. Si seulement cela avait été la première fois ... Mais non. Cela n'est qu'une énième déception dans une longue séries d'échecs. Un sabotage conduit avec succès et adresse dans un milieu plus dangereux et compétitif que je ne l'avais initialement pensé. D'après Mike, Random House n'est pas content. Cela m'avait fait rire, sur le coup. Je me demande comment ils auraient pu être heureux, ceux là. Tout ce que je fais récemment leur fait sans nul doute perdre davantage d'argent qu'il ne leur en fait gagner. D'après Mike, ils souhaiteraient renégocier mon contrat, non pas pour se débarrasser de moi mais plutôt pour réévaluer ma stratégie d'écriture et renégocier mon salaire. J'en ris jaune. Je me demande comment c'est possible qu'un homme ait tout un jour et se retrouve avec rien le lendemain matin. Je me demande dans quelles circonstances autres que les miennes est-ce qu'un homme peut se sentir victorieux un instant et vaincu à celui d'après. Si seulement j'avais toutes les réponses en main ... Mais je ne les ai pas. Je n'en ai pas une seule. Puéril. Voilà ce que je suis : je me trouve puéril à regarder par la fenêtre, tel un enfant espérant que la solution miracle lui tombera du ciel et que ses moindres voeux deviendront réalité.

Je maudis ces conducteurs, en dessous de moi. J'ai emménagé ici avec ma femme il y a cinq années et jamais, pas une seule fois, n'ont-ils cessé de nous importuner. Le ronronnement de leur moteur s'entend même du haut du trente-sixième étage sur lequel notre appartement est situé et, la nuit, cela peut parfois être une vraie nuisance. Quelle idée, aussi, de choisir un appartement près de la rue centrale ... Mais bon. C'était ce que la madame avait voulu, et un mari sait qu'il n'est jamais judicieux de refuser quoi que ce soit à sa femme. Je maudis également ces piétons, ceux qui me semblent insignifiants du haut de ma tour d'ivoire, ceux qui ont l'air à peine plus grand que des fourmis de là où je les regarde. Je les maudis car je me dis que c'est eux qui ont refusé d'acheter mes derniers romans. Je les maudis également car je me dis qu'ils ne se rendent pas compte que mes rêves sont détruits par leur faute. Ils vivent leurs propres vies, les yeux fixés au sol, tous obnubilé par les irrégularités du trottoir. Il n'y en a pas un parmi eux qui soit capable de lever les yeux au ciel pour chercher plus loin que sur la surface et voir autre chose que ce qu'il a envie de croire. Il n'y en a pas un pour rattraper l'autre.

J'avais des rêves, moi, auparavant. Je me voyais dans un monde beau et parfait. Je me disais capable de le changer, ce monde. Je me voyais parmi ceux qui influeraient sur celui-ci, l'amélioreraient au quotidien et en feraient un endroit meilleur. Un endroit dont ils seraient fiers et dans lesquels ils aimeraient que leurs enfants puissent grandir. Je me retourne alors, contemplant avec tendresse la photographie de ma fille accrochée au mur se trouvant en face de moi. Elle a grandi tellement vite ... Et pourtant, je me souviens de sa naissance comme s'il s'agissait d'hier. Je me souviens également de mon mariage et, surtout, de ma rencontre avec ma femme ... Je me souviens de tous ces moments cruciaux à ma vie qui, malgré tout, me sont plus chers que tous les prix nationaux de littérature et tous les prix Pulitzer du monde. Je me rends compte que ma carrière avait pris énormément d'ampleur, ces derniers temps. Trop d'ampleur, lorsque l'on y pense bien. Je me rends compte que j'ai dû faire énormément de sacrifices pour celle-ci. Que j'ai été contraint de la faire passer avant pas mal des choses de ma vie et, petit à petit ... Je me rends compte qu'elle ne le méritait pas.

Qu'est-ce que des fans, après tout, si ce n'est une horde assoiffée de succès et de pouvoir prête à tuer pour leur idole mais capable de retourner leur cape si nécessaire ? Qu'est-ce qu'une maison d'édition si ce n'est le nid qui loge les oisillons, inconscients que ce nid à un sol troué ? Qu'est-ce qu'un roman de publié si ce n'est l'illusion d'une immortalité à laquelle nous ne pouvons faire aucune réclamation et qui ne nous appartiendra jamais ? Qu'est-ce que la vie si ce n'est que son lot de déceptions et d'illusions ? Enragé, je jette le verre à scotch que je viens d'avaler d'une traite contre la baie vitrée. Celui-ci heurte la paroi de verre dans un fracas éclatant avant de tomber au sol aussi rapidement qu'il a quitté mes doigts. Je me mords la lèvre avant de me laisser tomber sur la chaise la plus proche, incapable de rassembler mes esprits. La douleur subie par l'impression que le sol a été dérobé sous nos pieds, que nos ailes nous ont été coupées ou que notre souffle a été interrompu de façon permanente est insupportable. J'ai l'impression que mon univers entier s'effondre. Cela fait plusieurs jours que j'essaie de continuer mon manuscrit de "BLACK whites." ... Mais j'en suis incapable. Je ne parviens pas à capturer l'essence des personnages que j'essaie de présenter dans les pages du récit. Je n'arrive plus à chroniquer la suite du récit de Caleb et de Deborah. Toutes mes idées sont présentes et prêtes à être mises en place ... Et pourtant, je souffre d'un blocus. Je suis incapable de m'exprimer correctement. Le syndrome de la page blanche.

Je me lève, marchant vers la cuisine afin de me préparer un deuxième verre ... De gin, cette fois-ci. Au stade où j'en suis, cela ne peut pas faire grande différence. Certes, ma femme déteste que je boive ... Mais il s'avère qu'elle est partie chez ses parents, ce weekend, et qu'elle a emporté la môme avec elle. Me voilà donc seul, chez moi, ce qui me permettra de me noyer dans ma propre douleur comme bon me semble. Je m'en délecte déjà d'avance. La souffrance possède un certain attrait pour toute âme philosophique dans la mesure où l'on apprend rapidement que sans elle, il n'y a pas de raison de vivre : comme toute sensation forte, la souffrance nous permet de nous sentir revitalisé par un choc spécifique. Tout comme l'euphorie, tout comme l'excitation, tout comme le désir. Lorsque l'on souffre, le mal s'infiltre en nous tel un noir poison, nous frappe au coeur et ne part plus, plantant ses dents aiguisées dans cet organe vital tel un vicieux serpent. Le mal s'éprend de notre être, influence notre psyché et brouille notre vision avec des visions despotiques de chaos et de désordre. Le mal nous obscurcit les pensées ... Et cela rend la clarté retrouvée à son départ d'autant plus poussée. Le mal permet à l'être humain de mieux percevoir le bien. Voilà pourquoi je n'ai aucune peine à me laisser m'y abandonner, persuadé qu'il s'agit là d'un mal nécessaire.

Ce verre-ci, je ne le bois pas d'une seule traite. Je le termine à petit feu, gorgée par gorgée, déterminée à en profiter au maximum : je connais mes propres limites et je me suis décidé à ne pas les franchir. Pas aujourd'hui. Je soupire, anéanti à l'idée qu'il faudra que je renonce à la vie que je me suis bâti ici. Sans mon salaire d'auteur de bestsellers, conserver cet appartement New Yorkais serait une pure folie ... Un mauvais investissement de ma part. Mieux vaut-il le revendre maintenant que mon nom est encore susceptible d'en augmenter la valeur brute plutôt que de le garder jusqu'au jour où plus personne ne se souviendra de mon identité. Si on en vient à vendre l'appartement, on pourrait partir ailleurs ... A un endroit où il se pourrait que nous soyons enfin et réellement heureux, tous les trois : ma femme, ma fille et moi. Je me mets à réfléchir aux potentielles destinations d'une telle aventure. Je me demande où est-ce que nous pourrions être le plus heureux. Où est-ce que nous pourrions réellement former une famille au mieux de notre capacité. Je me demande quel lieu me permettrait de me reconnecter avec ma jeunesse tout en me donnant un sens du devoir et des responsabilités. La question ne se pose alors plus, la réponse me frappant telle une évidence.

- Los Angeles. Nous repartirons à Los Angeles.

Dans ma tête, tout semble tellement parfait. On rentrerait chez nous, au vrai "chez nous", et là bas, tout ira bien. Là bas, tout le monde sera heureux. Oui, Los Angeles semble être la solution, et me voilà partiellement consolé car la déchéance de ma carrière semble annoncer au moins une chose positive dans ma vie : celle de pouvoir retourner à mes sources, près de mon lieu de naissance. Cela fait bien longtemps que je n'ai pas parlé à mes parents ... Et pour la première fois depuis des années, je me demande s'ils vont bien. Euphorique, voilà que je souris : je commence à retrouver une part de moi-même que je croyais perdue depuis une éternité. Je commence à retrouver le Peter que j'étais dans ma jeunesse, et cette fois-ci, je ne suis pas prêt de le laisser filer entre mes doigts. Je me rapproche à nouveau de la baie vitrée, observant la scène nocturne se déroulant sous mes yeux.

Les voitures défilent rapidement en dessous de moi. Je les observe, silencieusement. Je les vois déambuler une par une, insouciantes des affaires qui se déroulent au dessus d'elles, bien trop occupées à conduire droit pour éviter des accidents. Cette fois-ci, cependant, je ne les maudis pas. Ni les voitures, ni leurs conducteurs, ni même les piétons qu'ils manquent de faucher une fois sur six. Je ne les méprise pas, non plus, étant donné que je me dis que bientôt, je serais comme eux. Bientôt, je serai en route pour un beau voyage, une épopée qui me permettra de m'échapper, loin d'ici, loin de tout ... Bientôt, je serais moi aussi en voiture, et je n'aurais plus à regarder en bas. Je n'aurais plus à me soucier d'autre chose que de ma femme, ma fille et de moi-même. Et ça ... C'est ce que je voulais depuis le début, maintenant que j'y pense.