Dépôt à pensées, dépôt à secrets.

Ils se livrent, tous. Et tu écoutes, attentivement. Chaque mot, chaque parole. Chaque non-dit, également.

Généralement, tout se lit dans les regards. Rêves. Ambitions. Frayeurs. Hontes. Fantasmes. Du moins, aux yeux exercés.

Et tes yeux sont exercés. Force est de constater que ceux de tes patients, car c'est bien là ce qu'ils représentent, à tes yeux: des patients, le sont bien heureusement moins que toi. Lorsque leurs regards se posent sur toi, ils ne voient que la surface, bien lisse et polie. Aucun d'eux ne parviennent à entrevoir le maelstrom de contradictions qui te ronge de l'intérieur.

Tes yeux, impassibles et froids, ne trahissent pas la souffrance que tu as enduré, dans ta jeunesse. Fils d'ouvrier alcoolique et de mère prostituée droguée, envisager que tu aies pu avoir une enfance heureuse relèverait de l'inconscience.

L'on pourrait croire que l'école pourrait compenser pour le dysfonctionnement de ta famille. Ce serait cependant une assomption erronée. Persécuté, sans confidents ni amis, tu as toujours tracé ton chemin seul. Incapable de te fier à quiconque, c'est naturellement que tu t'es renfermé sur toi-même.

Nombreux sont ceux qui sombrent sous l'emprise étouffante de ton charme. Assurément, tu aurais au moins été populaire avec les filles? Ce serait une hypothèse plausible, bien qu'aussi irréaliste que la précédente. La puberté n'a pas été des plus clémentes, avec toi. L'acné avait dévoré ton visage, comme toute chance que tu aurais pu avoir de pouvoir espérer obtenir une petite-amie. Le fait que les athlètes du lycée affirmaient tous que tu étais homosexuel n'avait pas arrangé les choses.

Le comble, dans toute cette affaire, c'est qu'ils n'avaient pas tort. Il t'avait fallu des années pour le reconnaître, et à ce jour, tu ne l'as toujours pas entièrement assumé. Mais la vérité, c'est que le schéma hétéronormatif d'une belle maison blanche meublée par une femme et des enfants n'avait jamais réellement été une option pour toi.

Non. Ta destinée était de vagabonder à travers la vie seul, sans point d'attache. Parfois, tu plongerais ton ancre dans un gouffre abyssal de luxure et de passion. Puis, l'ancre serait hissée à bord de nouveau, et le navire reprendrait son cours solitaire.

L'avantage, c'est que ton absence de vie sociale t'avait permis d'exceller dans tes études. Tu avais impressionné tes professeurs, qui avaient écrit des recommendations brillantes à ton sujet. Si brillantes que tu en avais obtenu des bourses pour l'Université de Californie du Sud, où tu fis tes études.

Nouveau décor, nouvelle vie. Tu avais profité de ce bouleversement pour te réinventer. Jake Hill deviendrait Julian Hamilton. Tu avais souvent fantasmé sur ce que ta vie aurait pu être si tu avais eu de meilleurs parents. Si tu étais né n'importe où d'autre que dans le Texas. Alors tu t'étais efforcé d'effacer cet accent du sud, le remplaçant tant bien que mal par un accent quasi-Britannique, emprunté à certains nouveaux camarades de classe. Lorsque l'on te demande d'où tu viens, tu ne réponds jamais "Arlington". Tu répond systématiquement "l'Angleterre", prenant soin de rester vague pour que personne ne puisse chercher à te discréditer.

Tu avais commencé un parcours médical, car on t'avait dit que ça rapporterait gros. Au détour de tes études, tu t'étais épris de fascination pour la psychologie humaine: ayant passé une jeunesse ravagée par les incompréhensions qui te hantaient la nuit, l'idée que tu pourrais comprendre, et par ce biais, contrôler les autres t'avait rapidement fascinée.

Et maintenant, te voilà. Fraîchement diplômé, endetté jusqu'aux dents. Prêt à enfin voler de tes propres ailes.

Un nouveau cap a été franchi, l'année dernière: celui des trente ans. Pourtant, toi, tu as plutôt l'impression que c'est ce jour là que ta vie a véritablement commencé.